Chapitre 44
Ils jaillirent de la brume, tels les crocs blancs de la mort. Leurs proies, d’abord tétanisées par la terreur, tournèrent les talons pour fuir ce raz de marée dévastateur. Des lames blanches déchirèrent impitoyablement leurs chairs tandis qu’elles croyaient courir vers le salut. Des hurlements d’agonie retentirent, ajoutant à la panique. Au bord de l’hystérie, certains soldats se jetèrent carrément sur les épées fantomatiques qui les traquaient dans la nuit.
Des hommes qui n’avaient jamais connu la peur en firent l’expérience quelques secondes avant de mourir.
La horde de spectres déferlait sur le camp dans un vacarme apocalyptique. La chanson métallique des lames, les craquements du bois brisé, le sifflement de la toile déchirée, les grincements du cuir, le bruit sec des os fracassés, le souffle infernal des flammes, le son mat des corps heurtant le sol… Tout cela, plus les cris des hommes et des bêtes, formait une épouvantable cacophonie poussée vers le cœur du camp par la vague de mort blanche.
L’odeur du sang domina bientôt celle de la fumée, plus forte encore que la puanteur de la chair et de la fourrure carbonisées.
Très vite, les lames furent couvertes d’humeurs rouges et de lambeaux d’intestins, le tapis de neige virant à l’écarlate. Et les flammes, comme si elles présidaient au carnage, crépitaient partout où des hommes mouraient le ventre ouvert.
Des flèches, des lances et des piques volaient dans l’air, projectiles devenus fous qui fauchaient plus souvent les hommes de l’Ordre Impérial que leurs assaillants. Entre les tentes en feu, les épées se levaient et s’abattaient en rythme, chaque coup ponctué par des grognements de haine ou d’effroi.
Comme des fourmis affolées, les « défenseurs » couraient en tous sens, certains sans s’apercevoir, jusqu’au moment où ils s’écroulaient, que leurs viscères s’échappaient de leurs ventres ouverts. Un blessé, aveuglé par son sang, tituba dans le mauvais sens – vers la vague d’assaillants – et fut proprement coupé en deux par une lame encore à peu près blanche.
Nul n’avait donné l’alarme, car les sentinelles étaient tombées les premières, comme en lever de rideau au massacre. Dans le camp agressé, peu d’hommes avaient réagi avant d’avoir sous le nez un spectre grimaçant prêt à les éventrer.
Chaque soir, le campement de l’Ordre Impérial bruissait de cris et de chants. Et les bagarres, Kahlan l’avait constaté, y étaient monnaie courante. Abrutis par l’alcool, la majorité des soudards ne s’apercevaient même pas qu’on les attaquait. Empoisonnés par le bandu, certains gisaient autour des feux de camp, couchés dans leur vomi. D’autres brûlaient vifs sous les tentes, trop malades pour avoir la force de fuir.
Les plus saouls, ou les plus atteints, sourirent aux démons blancs qui venaient les égorger.
Ceux qui étaient sobres, ou modérément ivres, ne s’aperçurent pas non plus qu’un cataclysme les menaçait. Habitués au vacarme, ils ne prêtèrent pas attention aux feux supplémentaires qui s’allumaient un peu partout à côté des foyers normaux. Dans ce camp, il se passait sans cesse des choses étranges, et la prudence la plus élémentaire consistait à ne pas s’en mêler.
Quant aux cris, pourquoi s’en seraient-ils souciés ? Parmi les D’Harans, les alliances étaient aussi fluctuantes que les dunes, dans le désert, lors d’une tempête de sable. On se battait pour le pouvoir, la bière, les femmes et même les armes.
Au combat, ces hommes faisaient montre d’une discipline de fer. Le reste du temps, ils redevenaient une bande de tueurs livrés à l’anarchie. La solde, en campagne, consistait essentiellement à se partager le butin. Et malgré les beaux discours des officiers sur la morale, l’Ordre Impérial avait pillé Ebinissia. Les poches pleines, les bouchers étaient d’humeur à faire la fête, pas à se concentrer sur la rigueur militaire. Sur un champ de bataille, ou dès qu’une alarme retentissait, ils se transformaient en une impeccable machine à tuer dotée d’un cerveau collectif. Au repos, ils redevenaient des rapaces exclusivement concernés par leurs propres intérêts.
Tous ceux qui n’étaient pas à proximité des combats continuèrent à jouer, à boire, à rire et à besogner les gueuses qui les accompagnaient. En cas de danger, les officiers étaient là pour les appeler. Le reste du temps, ils menaient leur vie de prédateurs, indifférents aux problèmes des autres.
À mesure qu’ils avançaient dans le camp, les diables blancs se heurtaient à des adversaires surpris qui se défendaient à peine.
Comme Kahlan l’avait prévu, des hommes crièrent que les esprits des Shanaris revenaient se venger. Le voile qui séparait le royaume des morts du monde des vivants avait-il disparu ? Le camp tout entier, victime d’un étrange sortilège, aurait-il été aspiré dans le sinistre domaine du Gardien ?
Sans la bière, qu’elle fût empoisonnée ou non, ces délires ne se seraient pas répandus comme une traînée de poudre. Grisés par l’alcool et trop confiants en la supériorité du nombre, les tueurs de l’Ordre Impérial étaient plus vulnérables qu’ils ne le seraient jamais.
Tous n’étant pas ivres ou malades, certains commencèrent néanmoins à s’organiser et à résister.
Perchée sur son destrier, Kahlan suivait le déroulement de l’attaque. En proie à une multitude d’émotions violentes, elle affichait son masque d’Inquisitrice.
Les hommes dont elle avait ordonné le massacre n’avaient aucune notion de la morale ou de l’éthique. Comme des animaux, ils ne connaissaient aucune loi, à part celle du plus fort. À Ebinissia, ils avaient violé les femmes, décapité les vaincus et massacré sans pitié les vieillards et les enfants…
Un homme jaillit de la mêlée, devant Kahlan, et courut vers elle. S’appuyant au cheval pour ne pas tomber, il implora les esprits du bien de le prendre en pitié.
L’Inquisitrice lui fendit le crâne et se tourna vers un sergent nommé Cullen.
— Sommes-nous maîtres des tentes de commandement ? lui demanda-t-elle.
Le sergent fit signe à un Galeien qui partit en éclaireur.
Kahlan et son groupe continuèrent à s’enfoncer dans le camp. Dès qu’elle aperçut les chevaux, la jeune femme donna le signal. Derrière elle montèrent un roulement de sabots et un cliquetis de chaînes.
Tel un ouragan, la machine de guerre imaginée par Brin et Peter faucha impitoyablement les pattes des montures ennemies.
Alertés par les hennissements de douleur des pauvres bêtes, tous les soudards, même les plus saouls, tournèrent la tête vers cet atroce spectacle. Pour beaucoup, ce fut la dernière chose qu’ils virent…
Des hommes sortirent de leurs tentes en titubant, les yeux écarquillés de stupeur. D’autres erraient dans le camp, leurs chopes à la main, comme dans une fête foraine, se jetant au passage des regards hébétés. Trop nombreux, les assassins de l’Ordre devaient parfois patienter un peu avant de mourir…
Les plus malins, ou les plus sobres, ne tombèrent pas dans le panneau, voyant simplement en leurs adversaires des types peints en blanc. On les attaquait, et les épées, blanches ou pas, étaient bien de ce monde !
Une contre-attaque partit presque spontanément. Les Galeiens l’encerclèrent et la brisèrent, mais pas sans y laisser des plumes.
Kahlan leva son épée et fit signe à ses hommes de la suivre dans les entrailles du camp.
Sur sa droite, deux types montés sur des chevaux de trait – elle ne les reconnut pas – en avaient fini avec les montures adverses. Au lieu de battre en retraite, ils chargèrent une rangée de tentes, les éventrant en même temps que leurs occupants.
Hélas, la chaîne se coinça, peut-être dans quelque racine, et les chevaux, stoppés dans leur élan, se percutèrent brutalement. Leurs cavaliers volèrent dans les airs. Dès qu’ils atterrirent, une meute de soudards armés de haches et d’épées se jetèrent sur eux.
Un soldat de l’Ordre Impérial fonça sur Kahlan. Épée au poing, la démarche assurée – donc, ce n’était pas un ivrogne – il riva sur l’Inquisitrice un regard féroce qui lui donna le sentiment d’être… une femme nue sur un cheval, et rien de plus.
— Par l’enfer, que…
Le soldat ne termina jamais sa phrase. Un bon pied d’acier émergea de sa poitrine, lui transperçant le cœur au passage.
— Mère Inquisitrice ! cria un Galeien en dégageant sa lame. Les tentes de commandement sont juste devant nous !
Kahlan capta un mouvement à la périphérie de son champ de vision. D’un revers de l’épée, elle décapita l’homme qui fondait sur elle.
— On y va ! cria-t-elle ensuite. Tout le monde court vers les tentes !
Ses hommes rompirent le combat pour la suivre. Sur leur chemin, soucieux de ne pas se laisser trop distancer, ils ne daignèrent pas s’arrêter pour pourfendre les D’Harans ivres morts qui leur offraient pourtant leurs poitrines. Mais ils ne manquèrent pas, chaque fois que c’était possible, de frapper de taille ou d’estoc sans ralentir le pas.
En deux ou trois occasions, ils durent perdre un peu de temps pour réduire une poche de résistance.
Les diables blancs avaient encerclé les tentes de commandement. Une trentaine de cadavres gisaient déjà dans la neige. Un peu plus loin, quinze officiers tremblaient de froid ou de peur, une lame plaquée sur la gorge.
Depuis le début de l’attaque, ils n’avaient pas lancé un seul ordre ! Pour l’heure, l’armée ennemie n’était plus qu’une vipère sans tête !
— Ceux-là étaient déjà morts, expliqua le lieutenant Sloan en désignant les cadavres. Le poison a fait son office. Les autres, nous les avons trouvés sous leurs tentes, malades comme des chiens. On a eu du mal à les en faire sortir. Le plus incroyable, c’est qu’ils nous ont demandé du rhum !
Kahlan regarda attentivement les morts et ne découvrit pas le visage quelle cherchait. Elle ne le repéra pas non plus parmi les prisonniers.
Elle vint se camper devant un commandant keltien, au début de la rangée.
— Où est Riggs ? demanda-t-elle.
L’homme cracha sur le sol.
Kahlan croisa le regard du Galeien qui le tenait par-derrière puis se passa un index sur la carotide.
Le soldat n’hésita pas et le Keitien s’écroula comme une masse.
L’Inquisitrice se campa devant le prisonnier suivant.
— Où est Riggs ?
— Je n’en sais rien !
Kahlan répéta son geste. Sans regarder tomber l’officier, elle passa au suivant, un commandant d’haran.
— Ou est Riggs ?
Les yeux écarquillés, l’homme tremblait de peur. Pas à cause des deux agonisants, près de lui, mais du spectre qui lui faisait face.
— Le général a été blessé par la Mère Inquisitrice… Enfin, je veux dire… par vous. Avant… Quand vous étiez vivante…
— Où est-il ?
— Je l’ignore, ô puissant esprit ! Il a été touché au visage par les sabots de ton cheval. Les médecins s’occupent de lui, mais je ne sais pas où sont leurs tentes.
— L’un d’entre vous peut me le dire ? demanda Kahlan aux prisonniers.
Tous secouèrent négativement la tête.
L’Inquisitrice poussa Nick le long de la rangée de vaincus et tira sur ses rênes devant un visage qu’elle reconnut.
— Général Karsh, je suis vraiment ravie de vous revoir ! Où est notre bon ami Riggs ?
— Si je le savais, je ne vous le dirais pas ! (Il sourit en la détaillant de la tête aux pieds.) Nue, vous êtes plutôt mieux que je l’imaginais. Pourquoi vous envoyer en l’air avec ces gamins ? Nous aurions pu vous en donner beaucoup plus qu’eux !
L’homme qui tenait le général lui tordit le bras jusqu’à ce qu’il hurle de douleur.
— Chien de Keltien ! brailla-t-il. Sois respectueux devant la Mère Inquisitrice !
— Respectueux, moi ? Face à une catin qui brandit une épée ? Jamais !
— Les « gamins » dont vous parlez, général, viennent de vous botter les fesses. À mon avis, ils vous sont tous largement supérieurs…
» Vous vouliez la guerre, Karsh ? Eh bien, vous l’avez ! Pas une tuerie où on égorge les femmes et les enfants, mais un combat impitoyable mené par la Mère Inquisitrice. Un conflit où il n’y aura pas de quartier !
Kahlan se redressa sur sa selle, les yeux de l’homme au niveau de ses seins.
— J’ai un message pour le Gardien, général Karsh. Puisque vous allez bientôt le rejoindre, dites-lui de prévoir de la place dans le royaume des morts, car je vais lui renvoyer tous ses suppôts !
Kahlan se passa un index sur la gorge. Aussitôt, les Galeiens mirent fin à la misérable existence de leurs prisonniers.
Au moment où ils s’écroulèrent, la jeune femme porta les mains à son cou et cria de douleur.
L’endroit où Darken Rahl avait posé ses lèvres lui faisait atrocement mal. Comme à l’instant, dans la maison des esprits, où il lui avait promis à voix basse une éternité de souffrances.
— Mère Inquisitrice, que se passe-t-il ? crièrent des Galeiens en courant vers elle.
Kahlan écarta sa main et vit que du sang ruisselait sur ses doigts. Sans pouvoir expliquer pourquoi, elle comprit que sa peau avait été percée par les dents impeccablement blanches de Darken Rahl.
— Mère Inquisitrice, vous avez du sang sur la gorge !
— Ce n’est rien… Une flèche a dû me frôler, voilà tout… (Les mâchoires serrées, elle rassembla son courage.) Plantez les têtes des officiers sur des piques, pour que tous ces chiens sachent qu’ils n’ont plus de chefs. Exécution, et en vitesse !
Quand la dernière tête fut en place, l’Inquisitrice s’aperçut que des D’Harans affluaient de toute part. La majorité, plongés dans les vapeurs de l’alcool, ricanaient comme s’ils venaient se mêler à une bagarre d’ivrognes. Mais aussi inefficaces fussent-ils, leur nombre devenait inquiétant. Un véritable essaim d’abeilles : pour chaque type écrabouillé, dix rappliquaient à la course.
Les Galeiens se battaient bravement, mais ils ne tiendraient plus longtemps. Partout, ils tombaient avec des cris de douleur et de terreur. Les attaquants s’étaient trop attardés dans le camp ! Devant Kahlan, une bataille rangée faisait rage, et les Galeiens étaient forcés de reculer. Si ça se confirmait, ils n’auraient aucune chance de s’en sortir. Revenir en arrière impliquait de tomber sur des soudards dessaoulés par le massacre. Des hommes en train de reprendre leurs esprits qui retrouveraient toute leur efficience.
Après tout, les attaquants n’étaient qu’une bande de jeunes gens nus dirigés par une femme. S’ils défiaient le sort une deuxième fois, ils y laisseraient leur peau. Le seul espoir était de traverser le camp et d’en sortir par l’autre bout de la vallée.
Partout, les D’Harans fondaient sur les diables blancs, et ils menaçaient de les tailler en pièces. Sentant une main se refermer sur sa cheville, Kahlan la trancha net d’un coup d’épée, puis secoua sa jambe pour s’en débarrasser.
Encore quelques minutes, et les Galeiens seraient piégés dans le ventre du monstre qu’ils étaient venus combattre. Un monstre qui se ferait un plaisir de les digérer !
Oubliant les cris d’agonie des hommes et la promesse de ne pas s’éloigner de son cercle de protecteurs, Kahlan talonna Nick et fonça dans la mêlée.
Sa lame fit des ravages, tranchant la chair et fracassant les os. Mais très vite, son poignet la tirailla à cause des impacts répétés et son bras faiblit, menaçant de ne plus pouvoir soulever l’arme.
Voyant qu’elle se trouvait en mauvaise posture, les compagnons de l’Inquisitrice la rejoignirent et ajoutèrent leur férocité à sa contre-attaque désespérée.
Quand l’ennemi commença à céder du terrain, Kahlan leva sa lame et hurla à pleins poumons :
— Pour Ebinissia ! Pour ses morts… et pour son âme immortelle !
Cette intervention eut l’effet recherché. Les soudards de l’Ordre Impérial, déconcertés par leurs étranges ennemis, mais néanmoins résolus à les écraser, s’immobilisèrent, les yeux rivés sur la femme nue aux allures de spectre qui venait de surgir parmi eux. Étaient-ils vraiment attaqués par des esprits, et non par des êtres humains déguisés, comme ils le croyaient ?
Rongés par le doute, ils perdirent beaucoup de leur ardeur au combat.
Alors que le vent faisait voler ses cheveux blancs dans son dos, Kahlan leva son épée, la fit tourner autour de sa tête et hurla :
— Je suis là au nom des âmes des martyrs d’Ebinissia, et je les vengerai !
Les soudards en uniformes noirs tombèrent à genoux, lâchèrent leurs épées et joignirent les mains. Implorants, ils les tendirent vers la messagère des morts, en quête de sa pitié et de sa protection. Fous de terreur, ils la supplièrent de leur pardonner.
Moins saouls, l’illusion leur aurait-elle fait un choc pareil ? se demanda Kahlan. En tout cas, l’effet était apocalyptique.
— Pas de quartier ! cria l’Inquisitrice à ses hommes.
Ils repassèrent à l’assaut, vague d’acier implacable qui convainquit les soudards que les esprits les massacreraient jusqu’au dernier. Alors qu’ils disposaient d’une écrasante supériorité numérique, les bouchers de l’Ordre Impérial se débandèrent en braillant de peur.
Les Galeiens avaient atteint tous leurs objectifs. À présent, le temps jouait contre eux et ils devaient sortir de ce piège.
Ils se ruèrent en avant, renversant les tentes et les chariots. Leurs lames continuèrent à faucher les soudards tandis qu’ils couraient vers la brume, les premiers s’y enfonçant de nouveau, comme s’ils retournaient dans le royaume des morts dont la vengeance les avait arrachés.
Kahlan jeta un coup d’œil derrière elle. Les équipes de cochers arrivaient, ils chevauchaient toujours par paires, tenant les chaînes en hauteur pour éviter qu’elles se prennent dans les pattes de leurs montures.
Quand l’Inquisitrice leur fit signe de se hâter, ils entreprirent de se « découpler » histoire de galoper plus vite. Mais en pleine course, et dans le noir, l’opération n’était pas un jeu d’enfant.
Au loin, sur sa droite, Kahlan aperçut une rangée de destriers attachés à des piquets. Brin et Peter leur fonçaient dessus, décidés à leur briser les jambes.
L’Inquisitrice voulut leur crier de battre en retraite. Ils avaient fait plus que leur part du travail, et continuer serait un suicide. Mais elle comprit qu’ils ne l’entendraient pas.
Les deux cochers chargèrent en hurlant. Kahlan les regarda une dernière fois, consciente qu’elle ne les reverrait plus en ce monde. Puis elle se concentra sur les obstacles qui se dressaient encore sur son chemin.
— Les derniers chariots de vivres sont là ! cria-t-elle, indiquant la direction du bout de sa lame.
Les hommes n’eurent pas besoin d’un dessin. Alors que Kahlan remontait la colonne, ils ramassèrent des lampes à huile et des torches et les jetèrent sur les bâches des véhicules. Pour faire bonne mesure, ils incendièrent aussi les tentes environnantes. Les soldats qui en sortirent, encore ensommeillés, n’eurent pas le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Taillés en pièces, ils passèrent sans transition du repos au sommeil éternel.
Soudain, les diables blancs sortirent du camp et débouchèrent dans la plaine enneigée, sous un ciel noir comme de l’encre.
Les premiers hommes hésitèrent, incertains de la direction à prendre.
— Éclaireurs, en tête de la colonne ! cria Kahlan. Bon sang, où sont nos éclaireurs !
Deux hommes jaillirent des rangs, se portèrent en avant et tendirent un bras vers le col qu’ils devaient emprunter. Mais où étaient les autres ? Kahlan regarda à droite et à gauche. Aucun ne se montra.
— Où sont vos camarades ? demanda-t-elle aux deux soldats. Ils avaient ordre d’ouvrir la marche.
Les regards atterrés que lui jetèrent les derniers éclaireurs suffirent à répondre à sa question. Tous morts…
— Vous connaissez le chemin, n’est-ce pas ? Alors, ramenez-nous au camp !
Cinquante hommes étaient allés reconnaître le col. Un nombre suffisant, en principe, pour ne courir aucun risque lors de la retraite. Et il y avait seulement deux survivants…
Kahlan maudit mentalement les esprits. Puis, honteuse, elle retira ses imprécations. Deux, c’était encore assez pour que la troupe ne soit pas coincée dans la plaine. Perdus dans le brouillard, morts de froid, les Galeiens n’auraient eu aucune chance d’échapper aux soldats de l’Ordre qui ne tarderaient pas à les poursuivre.
Kahlan tira sur les rênes de Nick. Immobile à côté de la colonne de fuyards, elle leva et baissa frénétiquement le bras gauche.
— Avancez ! Vite, bon sang ! Bougez-vous, tas de fainéants ! L’ennemi vous collera bientôt aux fesses !
Les équipes de cochers arrivèrent au niveau de l’Inquisitrice. Sans Brin et Peter, comme elle l’avait, hélas, prévu.
— Cochers, regardez l’éclaireur, devant vous ! Il vous indiquera les piquets à suivre.
Les jeunes gens firent signe qu’ils n’avaient pas oublié.
Des soldats en uniforme d’haran passèrent à côté de Kahlan. Les bandes de tissu blanc cousues à leurs épaulettes lui indiquèrent qu’ils s’agissaient des Galeiens déguisés chargés de s’infiltrer dans le camp ennemi avant la bataille.
— N’oubliez pas de retirer les piquets avant de sauter sur les chevaux.
Ils devraient monter à deux ou à trois sur les bêtes de trait et galoper vers l’un des petits camps dressés autour de la position ennemie. Plus tôt dans la journée, ils avaient balisé le chemin avec les fameux piquets. Une fois qu’on les aurait retirés, plus personne ne retrouverait le chemin de ces campements provisoires.
Les traces des fantassins seraient faciles à suivre pour les soudards de l’Ordre , mais les Galeiens avaient également prévu une parade.
Derrière elle, au loin, Kahlan vit que l’arrière-garde s’était engagée dans une bataille rangée. Le lieutenant Sloan avait pourtant la mission d’empêcher ça… Lâchant une nouvelle malédiction, la jeune femme partit au triple galop. Sans marquer de pause, elle s’interposa entre les deux forces, fit volter Nick et fonça sur ses propres hommes, séparant les belligérants. À la vue du fantôme blanc monté sur un destrier tout aussi spectral, les D’Harans reculèrent.
— Qu’est-ce qui vous a pris ! cria Kahlan aux Galeiens. Vous aviez des ordres ! Courez, ou vous mourrez ici !
Les soldats partirent au pas de course, certains tentant de tirer un cadavre avec eux.
— Où est le lieutenant Sloan ? Il devait commander l’arrière-garde !
Quelques hommes désignèrent le cadavre au crâne fracassé. C’était le lieutenant, le cerveau quasiment à nu…
Les D’Harans repassant à l’assaut, Kahlan tira sur les rênes de Nick, qui se cabra en hennissant à la mort. Les forces de l’Ordre reculèrent de nouveau.
— Sloan est mort ! Laissez-le et fichez le camp d’ici, tas de crétins ! Si l’un de vous s’arrête encore, il se battra à poil jusqu’à la fin de cette guerre ! Courez !
Cette fois, les Galeiens prirent leurs jambes à leur cou. Kahlan fit un nouveau passage devant la ligne de D’Harans à moitié saouls, qui reculèrent dans un beau désordre, se piétinant tant ils paniquaient.
Kahlan les chargea. Tandis que certains de leurs camarades, hébétés, mouraient sous les sabots de Nick, la plupart des hommes détalèrent, terrifiés par la femme revenue du royaume des morts pour les exterminer.
Mais d’autres firent face, décidés à se battre. S’ils blessaient Nick aux pattes…
Kahlan et son destrier affrontèrent cette vague d’ennemis. Derrière eux, les Galeiens s’enfonçaient dans la brume.
Courez ! leur cria mentalement Kahlan. Courez plus vite que jamais !
D’un coup d’épée circulaire, elle faucha la petite forêt de bras qui se tendaient vers elle. Jetant un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule, elle ne vit plus rien, à part le brouillard qui dansait sur la neige.
Elle avait gagné assez de temps pour que ses soldats puissent fuir. Mais où devait-elle aller, à présent ? À force de faire virevolter Nick, elle ne parvenait plus à s’orienter.
D’ailleurs, se dégager ne serait pas un jeu d’enfant. Les D’Harans l’encerclaient, et il en arrivait sans cesse de nouveaux. Les plus sobres criaient aux autres que leur « fantôme » n’était qu’une femme en chair en os : les braves de l’Ordre Impérial se laisseraient-ils ridiculiser par une femelle ?
Soudain, l’Inquisitrice se sentit plus nue que jamais, au cours de cette nuit…
Des soldats se jetaient sur les pattes de Nick. Le brave cheval les repoussait à grands coups de sabots, mais d’autres prenaient leur place, et ils finiraient par le submerger,
Kahlan frappa sans relâche. Sa lame coupa des bras, fracassa des crânes et ouvrit en deux des torses…
Mais face à cette marée humaine, sa situation, elle le savait, était désespérée. Dès qu’elle tomberait de selle, c’en serait fini d’elle. Et le pauvre Nick vacillait de plus en plus…
Pour la première fois de la nuit, l’Inquisitrice pensa qu’elle allait mourir ici, déchiquetée par des soudards sur la neige rouge de sang.
Elle ne reverrait jamais Richard…
Une abominable douleur, sur sa gorge, lui rappela le baiser glacial de Darken Rahl. Elle crut entendre l’écho d’un rire moqueur dans la nuit.
Furieuse, elle abattit de nouveau sa lame sur les bras qui se tendaient vers elle. Des doigts puissants se refermèrent pourtant sur sa jambe. Mais la douleur décupla sa rage, et elle parvint à se dégager.
Nick continuait aussi à lutter. Certains de triompher tôt ou tard, les D’Harans ne le tueraient pas, car un destrier de cette qualité était un butin appréciable.
Un géant agrippa le pommeau de la selle de Kahlan et se hissa vers elle.
— Ne la tuez pas ! cria-t-il. C’est la Mère Inquisitrice ! Elle doit être vivante quand on la décapitera !
Les D’Harans rugirent de joie, sentant approcher le moment de leur victoire.
Un soudard parvint à sauter en croupe et saisit la jeune femme par les cheveux. Quand il la tira en arrière, elle dut lâcher les rênes, mais réussit à garder son épée.
Basculant de sa selle, elle cria, l’arme toujours serrée dans son poing droit.
Une meute de D’Harans se jeta sur elle. Des poings se refermèrent sur ses jambes, ses chevilles, sa taille et ses seins.
À mains nues, des téméraires tentèrent de lui arracher son épée. Ils y perdirent quelques doigts et renoncèrent vite.
Kahlan continua à se débattre, griffant des visages et mordant la paume plaquée sur sa bouche.
Puis quelqu’un la frappa au menton.
Plusieurs hommes parvinrent enfin à lui immobiliser les bras. Le nombre avait triomphé.
Richard, si tu savais combien je t’aime.